Pour ma mère,
c'était avant tout une manière de se rapprocher des peintres qu'elle aimait et qu'elle admirait. Il y avait cette atmosphère de vacances, bien sûr, dont je parlais tout à l'heure, mais surtout il y avait la proximité
avec les paysages chers à Cézanne, avec la montagne Sainte-Victoire, et le long de la côte tous les lieux peints par Renoir, Matisse ou Bonnard.
Ma mère parlait assez bien le français mais avec des imperfections.
Son plus grand plaisir était de recevoir des peintres français, puis de se souvenir en silence de ses conversations. Elle avait pour elle sa beauté, sa distinction, un certain sérieux aussi. Elle ne
parlait jamais pour ne rien dire... Vous expliquez ça dans votre livre...
Oui. Elle avait un naturel discret, et si elle ouvrait la bouche c'était qu'elle avait quelque chose à dire. Sinon elle préférait le
silence. Elle n'avait pas vraiment d'ambition sociale. C'était une femme réservée. Cette réserve ajoutait à la distance que représentait la langue française. Si bien que nous fréquentions peu de monde à La Bergère.
Quels sont les lieux fétiches de vos parents en France ? Les endroits, les paysages qu'ils ont particulièrement appréciés, qu'ils aimaient retrouver?
Je ne sais pas très bien... Il y avait tout le
sud de la France, bien sûr, surtout, pour les couleurs et la peinture. C'était ça leur principale motivation : ce qu'ils allaient pouvoir faire de la lumière et des couleurs. D'ailleurs, il n'y a pas beaucoup de
tableaux de Paris. Ils préféraient la Provence, ou l'Italie. Ils aimaient le soleil et la lumière. Nous venions à Cassis en janvier ou en février. Nous restions deux ou trois mois. Après, cela devenait trop chaud pour
ma mère. Mon père en revanche venait là plus longtemps. Mon beau-père Clive venait quant à lui en été.
Votre beau-père avait pour ainsi dire un esprit français... Il avait assimilé la culture française
et vous a introduit dans le Tout-Paris culturel et artistique de cette époque. C'est en cela qu'il a joué un certain rôle de père, si l'on peut dire, puisque toute votre famille vous a laissé croire jusqu'à l'âge de 18
ans, pour ne pas choquer vos grand-parents sur le mode de vie très particulier du groupe de Bloomsbury, qu'il était votre père. D'ailleurs vous avez porté son nom jusqu'à votre mariage avec David Garnett, l'ancien amant
de votre père.
Oui. C'est un peu compliqué. Il est vrai que Clive Bell m'a présenté dans les cercles de la capitale. C'était un être très social et très parisien, tout le contraire de mes parents qui préféraient
la tranquillité de la campagne, le travail et la douceur de vivre. C'est lui qui m'a présenté André Derain et sa femme Alice. Je me rappelle de la salle à manger de leur maison de Neuilly. Les repas étaient
interminables comme souvent chez vous, en France.
Clive avait une passion pour la France. Il parlait français mieux que Duncan et ma mère. mais il connaissait une autre France, une autre société, le Tout-Paris. Il
restait tout de même très anglais dans sa culture et son éducation, mais il considérait les Français comme le summum de la civilisation. Il pouvait parler des heures sur la peinture. Mais je crois qu'il était plus à
l'aise, au fond, dans le domaine de la littérature. C'était un grand admirateur de Proust, un grand lecteur. Il a un peu fait mon éducation française. C'est lui qui m'a fait découvrir Mérimée, Voltaire, Maupassant. Il
m'a aussi fait lire Les Liaisons dangereuses. Il devait vouloir m'ouvrir aux choses de la sexualité. J'ai beaucoup aimé le livre mais j'étais encore jeune pour en percevoir tous les aspects, je crois. Clive m'a
envoyée prendre des leçons de français avec Madame Pitoëff. Il connaissait toutes sortes de gens que je ne connaissais pas du tout. Il était très ami avec Louise de Vilmorin, très proche aussi des membres du Groupe des
Six.
A Paris, nous avions quelques endroits privilégiés où mes parents aimaient à se rendre. Il y avait dans Saint-Germain-des-Prés le café Aux Deux Magots. Nous prenions une tasse de café. Nous rencontrions des
amis. Mes parents remplissaient de petits carnets de croquis sur leurs genoux, croquant au crayon gras le portrait des clients, ici un geste, là un visage, ailleurs une silhouette. Ma mère s'étonnait toujours de la
diversité humaine. Cela l'intéressait dans le dessin.
Il y avait aussi la brasserie Lipp. Il arrivait à Pierre Clairin et son épouse d'y inviter mes parents. Pierre Clairin les aimait beaucoup, je crois. Les
conversations tournaient autour de la peinture. Mes parents étaient le plus souvent silencieux, assez passifs, pas du tout intellectuels. Ils préféraient peindre à discuter de la peinture. Ils étaient shy. Ils
fréquentaient seulement des artistes.
Votre père a-t-il écrit des textes sur cette époque?
Je ne sais plus très bien. Il a dû écrire quelquefois pour le Memoir's Club mais tout n'a pas été
publié.
Y a-t-il d'autres lieux dans la géographie française de vos parents?
Après la guerre, nous sommes allés une fois aux Serres en vacances je me rappelle. Et à un certain moment j'ai eu une
maison à Saint-Martin-de-Vers, près de Cahors. C'était après l amort de ma mère. Mon père venait m'y rejoindre pour les vacances.
Quelles sont les influences artistiques françaises les plus marquantes
de vos parents?
Claude Bussy a donné des leçons à mon père quand il était très jeune. Mais son influence est difficile à voir quand on regarde ses tableaux. Il y avait Segonzac. Mes parents le connaissaient très
bien mais il les a peu influencés. Ils connaissaient très bien Picasso et Matisse. Mon père surtout était très impressionné par Picasso. Mais Duncan ne parlait pas beaucoup de ce qui l'intéressait le plus parce que
c'était trop difficile. Vanessa Bell et Duncan Grant n'avaient pas vraiment de connaissances théoriques sur la peinture. Ils ne parlaient pas de ce qui les intéressait. Mon premier souvenir de Segonzac est à
Saint-Tropez. A Cassis, je ne me rappelle plus. Ma mère était très appréciée par Segonzac et par Derain. Je me souviens très bien de Derain. Vanessa était très modeste. Elle aimait l'art et la peinture mais elle n'en
parlait pas. A Cassis, c'étaient plutôt les Anglais qu'on voyait, qui venaient passer un jour de vacances, ma tante Virginia Woolf et Leonard par exemple.
Virginia Woolf connaissait Cassis avant vos
parents ou ce sont eux qui lui ont fait découvrir cet endroit?
Non, Virginia Woolf ne connaissait pas Cassis. Ce sont mes parents qui l'ont invitée. Elle connaissait le français. Elle le parlait mal mais elle
connaissait la langue. Son point de vue sur la France était exclusivement littéraire. Je me rappelle qu'elle est venue passer des vacances à la fin de sa vie avec Vita Sackville-West. Elle voyait la France de manière
extrêmement distanciée. Elle aimait bien voyager mais Leonard, lui, n'aimait pas quitter l'Angleterre. Il préférait rester dans son jardin à Rodmell. Non, Virginia a été bien moins influencée par la France que mes
parents. Le plus influencé a été Duncan. Ma mère aussi, mais lui surtout.
Vous avez en partie répondu à la question suivante, mais quelles étaient les principales fréquentations de vos parents à Cassis
et plus généralement en France?
Le principal a été Simon Bussy. Duncan Grant l'admirait beaucoup. Bussy était un vieil ami de Matisse et le mentor de mon père. Vanessa Bell le trouvait trop intellectuel. Ils
étaient un peu intenses. Nous nous voyions assez peu finalement. Bussy de son côté et ma mère du sien étaient quand même très attachés à l'acte de peindre. La distance entre Cassis et Roquebrune était plus grande à
cette époque-là. Il n'y avait pas d'autoroute. Dorothy Bussy était une Strachey, ce qui lui donnait un sens critique assez fort, un esprit vite discriminant. Ce n'était sans doute pas du goût de ma mère. Et puis, les
fréquentations des Bussy n'étaient pas les nôtres. Vanessa craignait sans doute de croiser des gens trop brillants comme André Gide, Roger Martin du Gard ou Paul Valéry qui étaient souvent invités. Nous avons passé
quelques semaines dans la maison des Bussy à Roquebrune. Ma mère était déjà très vieille à cette époque-là mais cela lui faisait beaucoup de plaisir. On sortait, on allait faire des peintures dans les villages,
dans les montagnes...
Comment expliquez-vous la méconnaissance qu'ont les Français de vos parents ? Duncan Grant et Vanessa Bell sont peu connus ici, on ne trouve pas leurs toiles dans les musées...
C'est vous qui êtes responsables ! Personne ne connaît Vanessa Bell et Duncan Grant ici. Je suis allée à une exposition des oeuvres de Claude Bussy au musée du Louvre. J'ai discuté avec le conservateur du musée et
je lui ai suggéré de réaliser une exposition sur le groupe de Bloomsbury. Mais ça n'a rien donné. La France fait de grandes rétrospectives sur les Autrichiens, Klimt, Kokoschka et Egon Schiele, mais pas sur les
Anglais. Il n'y a pas d'expositions des œuvres de mon père en France. Seulement à la Tate Gallery.
Je suis allée en Suède il y a... je ne sais plus... six semaines... Il y avait une exposition des œuvres de couples,
avec bien sûr des tableaux de Vanessa et Duncan, mais aussi des gens comme les Mackintosh. C'était très bien exposé, très intéressant.
Pourquoi avez-vous quitté l'Angleterre en 1984 pour vous installer
en France?
Je voulais surtout m'échapper de Charleston. Cette maison menaçait de prendre tout mon temps. Je ne voulais pas me laisser dévorer. J'ai fait ce que j'ai pu. J'ai donné tous mes meubles à Charleston.
Vous êtes heureuse de voir la maison intégrée dans le National Trust, avec des visites quotidiennes de touristes en été, ou cela vous donne l'impression d'une intrusion dans votre vie privée?
Oh !
Un peu les deux sans doute. J'aurais pu m'installer à Charleston après la mort de mon père. Mais l'idée de vivre dans une maison visitée en permanence me paraissait un peu... difficile. Bien sûr, j'éprouve une certaine
émotion à voir les touristes défiler dans les pièces où j'ai passé mon enfance. Il y a tellement de souvenirs. Mais la restauration a été très bien faite, c'est très sensible, bien équilibré, et maintenant le lieu est
solidement ancré.
Finalement, être la fille de Vanessa Bell et de Duncan Grant, ce n'est pas très facile j'imagine?
Avec le temps, ça se fait naturellement, mais on a besoin de temps. J'aime
beaucoup écrire. Je suis divisée entre la peinture et l'écriture. Je crois que je fais l'écriture mieux que la peinture.
Vous étiez surtout très proche de votre père... Dans vos écrits, on ne sens pas
la même tendresse à l'égard de votre mère...
Oui. J'aimais beaucoup Duncan. Mes relations avec Vanessa ont été... heureuses... Je ressentais un peu le fait qu'elle m'a trop gâtée. On ne m'a pas éduquée. On me
laissais faire tout ce que je voulais. Cela s'est retourné contre moi par la suite. Avec le temps, cela se dépasse. On remplit les trous, on fait de son mieux. On trouve que c'est très intéressant de s'éduquer, de lire
et d'apprendre.
Pour quelqu'un qui a manqué d'éducation, vous vous en sortez bien, non? Franchement, ça ne se voit pas!
Je continue d'écrire et de peindre. J'écris actuellement un roman
autobiographique, enfin, un récit qui prend la forme d'un roman. L'histoire commence avant la deuxième guerre mondiale. Je me mets à l'ordinateur : je tape mon roman moi-même!
Une question de détail...
Dans la petite église de Berwick, à côté de Lewes, on trouve des oeuvres de Vanessa, Duncan et de votre frère Quentin. Vous avez servi de modèle à vos parents, mais sauf erreur il n'y a pas d'oeuvres de vous. Pourtant,
j'ai lu ici ou là dans des livres un peu anciens que vous aviez participé au projet... Qu'en est-il véritablement ?
Oh! Oui... Je devais participer au projet, c'est vrai. Je crois que j'ai fait des ébauches, mais
elles n'étaient pas du tout intéressantes, alors on ne les a pas gardées. Voilà la raison!
Vous avez des expositions en projet?
Je continue de faire des expositions. Mais les galeries sont très
prises : je n'aurai pas d'exposition avant 2008. Comme je suis très occupée avec le livre, je n'ai pas vraiment le temps de m'en occuper.
Vous avez vécu en France avec votre mari David Garnett aussi?
Après mon mariage avec David Garnett, nous avons acheté une maison dans le Lot. Nous y venions régulièrement. Lui a continué de vivre dans la région après notre divorce jusqu'à la fin de sa vie.
L'Angleterre ne vous manque pas ?
Je n'ai aucun désir de retourner en Angleterre. Je m'entends bien avec le jardinier, avec la dame qui vient faire la cuisine. Mais je ne vois pas beaucoup de Français ici.
Une peu comme Vanessa Bell en somme quand elle était à Cassis...
Oui. Elle aimait les gens simples et s'entendait à merveille avec la cuisinière...
A l'issue de presque deux heures de
conversation, je décide de prendre congé d'Angelica Garnett. "Eh bien, me dit-elle, ce moment agréable a passé très vite." Elle accepte très gentiment de me dédicacer quelques livres, Deceived with kindness, où
elle expose la relation tendre mais difficile qui la lie à ses parents et notamment à sa mère, et The Eternal Moment, une série de courts textes, entre reportages et nouvelles, dans lesquels ses parents sont
aussi présents, mais aussi sa tante, Virginia Woolf. Elle y évoque notamment les liens de sa famille avec la France dans une triple approche intitulée The French Connection, et signe un souvenir et aimant du
dernier anniversaire de son père. Angelica évoque soudain un de ses amis, Philippe Legouis: "C'est un garçon jeune, il a votre âge. Il a été très marqué par l'évocation de Virginia Woolf dans le film The Hours,
et il s'est mis à voyager sur les traces de ma tante. Il a écrit sur ce sujet quelque chose de très personnel. Il y parle aussi de notre rencontre. Il vient régulièrement ici et nous sommes devenus très amis. Mais il a des difficultés pour trouver un éditeur en France. J'ai moi-même essayé d'intercéder auprès des éditeurs parisiens que je connais, mais rien n'y fait. Actuellement il se tourne plutôt vers la Belgique et le Canada. Il semble qu'on y lise les livres avec plus d'intérêt".
Je lui demande de me donner les coordonnées de cet ami. Peut-être pourrai-je faire quelque chose pour l'aider... Angelica se lève et va chercher son carnet d'adresse. Je lui promets de le contacter et de faire tout
mon possible. Elle semble soulagée. Elle me donne également les coordonnées de Paul Roche, l'ancien ami de son père, qui vit maintenant à Majorque. J'ai racheté à un galériste de Londres quelques-uns des dessins de sa
collection.
Je demande à Angelica Garnett l'autorisation de la prendre en photo. "Oui, avec plaisir...", acquiesce-t-elle. Elle croise les jambes, pose ses mains sur ses genoux et regarde l'objectif franchement.
Franchement, dans le code des samouraïs, cela veut dire "d'un coup net".
Elle me précède ensuite à travers la pièce du bas, me présente au passage ses dessins alignés sur le mur de gauche, et gravit une à une les
marches de bois qui conduisent au niveau supérieur. "C'est un petit atelier pas très pratique." me dit-elle en me montrant l'espace où elle a accroché ses tableaux, des natures mortes - des still lives
serait plus juste - et des compositions abstraites de couleurs. Ses œuvres respirent la joie de vivre et le bonheur de la présence. L'influence de son père est évidente dans le travail des couleurs et dans la jubilation gourmande exaltée par ses formes. Je lui demande si ses tableaux sont en vente et si je peux lui en acheter un ou deux. "Oh oui! Bien sûr, tout est à vendre!" me répond-elle. "Vous pouvez m'indiquer le prix du plus grand s'il vous plaît?" Un silence. Une hésitation. Elle porte la main à son visage. "Oh ! Je ne sais jamais les prix, je ne me rends pas compte..."
Elle a l'air gênée. Les questions d'argent ne sont pas plus de son ressort qu'elles ne l'étaient de celui de son père. Je m'excuse presque de l'importuner avec ça. "Les oeuvres de vos parents que j'ai achetées
récemment m'ont coûté..."
Elle m'interrompt amicalement et, dans un large sourire, tranche : "Mais je coûte bien moins cher que mes parents !" Puis elle semble avoir une illumination : "Attendez, je vais
chercher..." Elle chausse ses lunettes, fouille dans une pile de papiers sur le coin d'une table et sors la fiche de tarifs d'une galerie dans laquelle elle a récemment fait une exposition : "Le grand tableau est à 900
et le petit à 450 livres sterling", m'annonce-t-elle. Je décide sur un coup de coeur d'acheter les deux, cours chercher mon chéquier dans la voiture garée au bas du "boulevard" et reviens pour trouver une Angelica
souriante et radieuse dans un fauteuil de cuir. "Il va vous falloir prendre l'échelle pour les décrocher", m'indique-t-elle. Je me saisis de l'escabeau posé contre la porte-fenêtre qui surplombe le jardin et la
vallée, le plante devant le premier tableau et grimpe.
Avec une vivacité étonnante, Angelica se précipite sur l'escabeau pour le tenir, de crainte qu'il ne glisse et ne me cause un accident. Son regard suit mes
mouvements avec inquiétude. Je décroche le tableau, redescend marche à marche l'escabeau et pose le cadre sur le carrelage contre le mur. Je renouvelle l'opération avec la plus petite toile, puis demande à Angelica si
elle a une calculatrice. "Oui." répond-elle. J'effectue la conversion en euros, annonce à Angelica un prix qui me paraît raisonnable. "Oh! Cela me semble beaucoup trop, dit-elle. Arrondissez en-dessous, je vous prie!"
Elle finit par me faire, sans aucune demande de ma part, une réduction importante dont je la remercie. Je lui propose pour la prochaine fois de l'inviter à déjeuner ou à dîner. Un large sourire éclaire son visage tandis
que son regard s'illumine. "Oh! Ce sera avec grand plaisir!" m'annonce-t-elle. J'hésite à l'embrasser, finitpar lui tendre timidement la main. J'ouvre la porte et me retrouve dans la rue, en plein soleil, tandis
qu'Angelica reste dans l'ombre et agite une main amicale pour me dire au revoir.
Samedi 22 avril 2006.