Martin Rueff, Comme si quelque
Par Jean-Paul Gavard-Perret Portrait d'un poète en stoicien "Comme si quelque" n'est pas simplement un livre de poésie à lire posément sans se poser de question. Comme le prouve d'ailleurs son titre, il
laisse l'initiative au lecteur, puisqu'il s'agit d'une formule à achever, à relancer. Il n'y a là aucune contradiction et dans sa stratégie, l'on retrouve ce que Baudelaire précisait dans ses pages consacrées au dandy :
"un dandy peut- peut être un homme souffrant ; mais dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard". On voit que par certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et
surtout au stoïcisme". Rigoureux dans sa pose comme dans sa poésie Rueff s'il n'est homme, pour revenir à Baudelaire, "d'idéal, artiste philosophe ", épris de distinction, sa poésie le distingue car un
impératif stoïcien traverse son œuvre en nouant une théorie de l'expression à son anthropologie de l'individu moderne autour de la question : quelle est la place de la poésie et de l'éthique dans la vie sociale
d'aujourd'hui ? Certes, il ne s'agit donc pas de retrouver chez Rueff des postures stoïciennes sur les émotions et la morale ni même sur l'obsédante question de ce qu'il faut faire et ne pas faire dans les
circonstances de l'histoire du temps. Mais il faut rappeler que chez lui ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent et qu'il existe une sorte d'instinct très sûr, qui indique la voie
"juste" c'est-à-dire digne et morale à laquelle le poète doit s'astreindre - et en ce sens il rejoint un autre poète et poéticien : Henri Meschonnic. Mais plus que ce dernier, Rueff fait preuve aussi d'une
profonde attention à l'événement. Toutefois pas de généralisation pour lui : cette attention à ce qui a lieu, est au cas par cas, selon les individus, plutôt qu'au paradigme ou à l'exception, et à la singularité plutôt
qu'à la théorie. D'où le privilège accordé par l'auteur à la description sur l'explication, à la surface sur la profondeur puisque Selon Valéry et en substance, ce qu'il y a de plus profond chez l'homme c'est sa
"peau". Deleuze soulignait déjà ce que l'auteur reprend à sa manière et à son compte : "tout ce qui arrive et tout ce qui se dit, arrive et se dit à la surface".
Écrire, c'est alors dire ce qu'il y a ici, maintenant. On peut ainsi se demander si l'auteur ne cherche pas dans l'écriture ces moments où l'indication se fait démonstration. "Comme si quelque" privilégie ainsi la justesse de l'expression qui transforme le bavardage en son inverse : un compte rendu exact propre au messager de la tragédie qu'Hermès exige de Prométhée :
"dis-moi exactement chaque chose"
(Eschyle). Ce qu'il recherche ce n'est pas une image littéraire, mais la vérité. La perfection rhétorique de sa parole doit faire valoir l'apparence pour incliner à l'assentiment. Mais il y a plus encore : la conception de l'écriture même comme un lieu d'exercice de soi par soi se révèle proche des pratiques stoïciennes telles que Michel Foucault a appris à les relire. Et c'est ainsi que Rueff peut reprendre à son compte la définition du journal intime proposée par Charles Du Bos comme un
"instrument de perfection intime". En conséquence le point central de ce livre rare et extrême reste celui de l'individuation de l'être dans la société du temps. Il doit apprendre à vivre
son
présent, et cesser de courir après une fin qui lui est étrangère car il est cause et source de ses actes. Le présent, c'est la présence complète de l'être à l'action. La poésie et la poétique de Rueff le prouvent, nous apportent les moyens d'agir dans notre temps humain sur le mode du présent. Il y a donc bien chez Rueff une exigence poétique au sens plein : affective, intellectuelle, morale et politique de présence au présent et aux présences du présent. L'expérience douloureuse du passage qui nous arrache à nous-même et qui nous arrache ceux que nous aimons est celle de la destruction, mais aussi la présence du présent de la conscience redoublé par celui qui par son écriture nous arrache à la destruction et transforme le désastre cher à Blanchot à l'œuvre de nos jours.
Martin Rueff, Comme si quelque
, Poésie, collection La Polygraphe Editions Comp'Act, Chambéry, 254 pages |