La jeunesse d'Elisabeth 1 (4)

Par Christian Soleil

Ascham est resté à mon service pendant près de deux ans. Tous les matins j'étudiais le grec avec lui. Nous commencions par un extrait du Nouveau testament grec, avant de passer  à des auteurs plus littéraires comme Sophocle et des rhétoriciens comme Isocrate. L'après-midi, nous passions à des textes latins et le soir, nous lisions ensemble un ou deux modèles classiques du style, l'orateur Cicéron ou l'historien Livy. Ascham complétait mon éducation religieuse avec les écrits de l'évêque du troisième siècle Saint Cyprien, qui en son temps soulignait notamment l'importance de l'unité de l'Eglise, ou ceux du théologien luthérien Philippe Melancthon : ces deux auteurs, pour Ascham, exprimaient "la pure doctrine dans une langue élégante".
La méthode d'enseignement d'Ascham consistait dans une "double traduction", un entraînement linguistique rigoureux et exigeant par lequel il invitait son élève à traduire un passage d'abord en anglais, puis de nouveau dans sa langue d'origine, avec pour objectif de reproduire les termes exacts du texte de départ. Le but final, m'expliquait-il, n'était pas seulement d'enseigner la grammaire et le vocabulaire, mais aussi le style et la pensée des grands auteurs. Pour finir, Ascham m'enseigna la calligraphie, sous la forme d'une nouvelle écriture italienne à la mode qui me servit jusqu'à un âge avancé. Bref, ce régime intellectuel plutôt rigoureux m'a évidemment beaucoup apporté, ne serait-ce que par le goût de l'étude classique qu'il a développé en moi et qui ne s'est pas contredit par la suite. Quand j'accédais au trône, je fis en sorte qu'Ascham devienne un employé du service royal en tant que spécialiste des textes latins. Je lus du grec avec lui jusqu'à sa mort. L'éducation classique qu'il m'a apportée m'a beaucoup aidée à accomplir mes devoirs de souveraine. Il me fallait en effet m'exprimer en latin devant des assemblées publiques considérables, prononcer des allocutions dans des universités et donner des discours devant des ambassadeurs étrangers. Sans Ascham, je n'aurais jamais pu exceller dans ces exercices. Grâce à lui, j'ai pu épanouir mes talents et devenir celle que je suis restée dans la mémoire des hommes et des femmes de mon royaume.

En plus des humanités et de la religion, j'ai aussi appris les langues vivantes, pour lesquelles je dois dire que je disposais de certaines facilités. Je fus accompagnée dans cet apprentissage par ceux de mes gens qui avaient des origines étrangères et maniaient ainsi avec une parfaite aisance leur langue maternelle. Grâce à eux, j'ai pu bénéficier de cours de très haut niveau et d'une pratique quotidienne de la conversation. Ainsi Giovanni Battista Castiglioni m'enseigna-t-il l'italien en même temps que le luth ; Blanche Parry, une de mes dames d'honneur, le gallois. On s'est beaucoup extasié, à la cour et dans tout le pays, sur ma maîtrise des langues étrangères. Je dois préciser sans aucune fausse modestie que je donnais en effet l'impression d'une grande confiance en moi ; cependant mon aisance était sans doute plus grande que mon exactitude. Ascham fit remarquer à juste titre que l'adolescente que j'étais parlait le grec "fréquemment, avec beaucoup de volonté", mais seulement "modérément bien". De même, j'avais la réputation de m'exprimer dans un français excellent, mais ceux qui se sont penchés sur mes lettres adressées au duc d'Anjou dans les années 1580 ont bien relevé que je communiquais dans cette langue pourtant familière non sans certaines difficultés, avec des lourdeurs grammaticales et un flot d'expressions peu idiomatiques. Il faut dire qu'entre mon apprentissage et cette période de ma vie, le temps avait exercé avec célérité ses ravages sur ma mémoire des règles de la syntaxe. En dépit de ma formation académique plus qu'honorable donc, les compétences attendues d'une dame de l'aristocratie n'avaient point été négligées, et j'avais développé bien avant mon couronnement des aptitudes tout à fait raisonnables pour la danse, le tir à l'arc, l'équitation, la couture et la musique. Je jouais notamment du luth et du virginal (une forme précoce d'épinette très en vogue à l'époque).

Grâce à ces multiples capacités développées dans ma jeunesse, je suis souvent apparue dans l'esprit de mes compatriotes comme une sorte de génie. C'est pour le moins exagéré. Que j'eusse des facilités pour l'étude est incontestable. J'étais à l'évidence une élève talentueuse et motivée, mais il n'y avait rien d'unique ni d'exceptionnel dans le fait de disposer d'un esprit vif, d'une certaine érudition et de quelques aptitudes dans les domaines traditionnels de mon milieu. Bien d'autres femmes de l'aristocratie dans la période Tudor, ayant bénéficié d'une éducation humaniste, faisaient preuve d'une intelligence tout à fait remarquable, parlaient les langues étrangères avec aisance et connaissaient sur le bout des doigts les grands auteurs classiques. C'était le cas notamment de Margaret More et de sa fille Marie Roper, de Lady Jeanne Grey, des sœurs Mildred et Anne Cooke, mais aussi de Marie Sidney, comtesse de Pembroke. Toutes ces femmes, et bien d'autres encore, avaient acquis grâce à des précepteurs de haut niveau un sens de la discipline, un déploiement intellectuel hors pair et des talents dans les activités les plus diverses, toutes choses qui jusque-là avaient été essentiellement réservées aux hommes.
Les hommes et les femmes responsables de mon éducation intellectuelle et spirituelle sous les règnes successifs de mon père et de mon frère penchaient tous en faveur de réformes religieuses. A travers eux et leur enseignement, j'ai été exposée très jeune à des auteurs qui remettaient en cause, voire rejetaient purement et simplement les enseignements catholiques orthodoxes au sujet par exemple du purgatoire ou du pouvoir miraculeux des saints, et ils soulignaient l'importance des écritures comme source de savoir chrétien et comme modèle de comportement divin. Pour diverses raisons, les historiens préfèrent nommer ces idées "évangéliques" plutôt que "protestantes", mais il est aisé de voir comment ceux qui les défendaient pouvaient être tentés d'adopter des positions protestantes sur les questions doctrinales : l'assertion de la seule justification de la foi ; le déni du pouvoir sacerdotal des prêtres ; le rejet de la transsubstantiation ; l'abandon de la doctrine selon laquelle la messe serait une reconstitution du sacrifice du Christ et un instrument de rédemption individuelle. C'est sous le règne d'Edouard VI que mes convictions protestantes se sont principalement forgées. Sans doute les influences conjuguées de Catherine Parr, de mon prescripteur Roger Ascham, du nouvel aumônier protestant Edmond Allen ainsi que de Sir Anthony Denny et son épouse, chez qui je suis demeurée pendant une partie de l'année 1548, ont-elles joué leur rôle dans ce processus. En 1551, quand j'eus dix-huit ans, l'ambassadeur impérial releva que j'avais "embrassé la nouvelle religion".

- St Etheldreda's vicarage, Fulham, London, 25 – 31 décembre 2005-