La jeunesse d'Elisabeth 1 (3)

Par Christian Soleil

C'est quand Henri notre père partit combattre les Français en juillet 1544 que la reine Catherine emmena les trois enfants du roi vivre avec elle à Hampton Court. Au début de l'automne, afin d'éviter tout risque de contagion - la peste venait de s'abattre sur Londres - elle nous fit déplacer dans le Surrey et dans le Kent. Dès que se répandit la nouvelle du retour de France du roi d'Angleterre, toutefois, Catherine se sépara de nous. Elle accueillit son mari victorieux à Otford dans le Kent, tandis qu'Edouard et moi retournions à Ashridge. Pendant les deux années du règne d'Henri VIII qui suivirent, je continuai à passer le plus clair de mon temps à la campagne, tout en effectuant des visites plus fréquentes et parfois plus longues qu'avant à la cour.
Mon père mourut le 28 janvier 1547. Je me trouvais alors dans ma résidence de Entfield. On m'apprit la nouvelle le lendemain en présence de mon frère qui était de passage puisqu'il rentrait de Hertford et rejoignait Londres. Je le suivis bientôt à Londres mais, comme Marie, je n'assistai ni aux funérailles du roi Henri, ni au couronnement du nouveau roi Edouard. Comme Marie, j'héritais de mon père un revenu annuel de 3 000 livres sterling par an jusqu'à mon mariage, où je recevrais une dot de 10 000 livres sterling. Le testament d'Henri stipulait toutefois que si l'une ou l'autre de ses filles se mariait sans le consentement d'un des conseillers privés qu'il avait désignés pour gérer les affaires de l'Etat pendant la régence d'Edouard, elle perdrait sa position dans la succession. Notre féminité, pensait-il, nous rendait susceptibles d'attachements romantiques inappropriés, tandis que notre sang royal pouvait attirer des mâles ambitieux qui n'avaient pas forcément l'intérêt de l'Angleterre comme préoccupation première.

Les préoccupations d'Henri concernant le mariage de ses filles étaient tout à fait fondées. A peine était-il décédé que l'oncle du nouveau roi, Lord Thomas Seymour de Sudeley, envisageait d'épouser l'une de nous deux afin de poursuivre ses propres ambitions. Comme une telle union n'obtiendrait jamais le consentement du conseil dominé par son frère aîné et rival acharné Edouard Seymour, duc du Somerset et Lord Protecteur du royaume, Lord Thomas se tourna vers d'autres charmes et épousa la veuve du roi, le reine Catherine, dans le plus grand des secrets, au milieu du mois d'avril 1547. Ils révélèrent la nouvelle de leur union à Edouard VI, au Lord Protecteur et au conseil fin juin ou début juillet.
J'avais alors treize ans. Après la mort du roi, je partis vivre avec la reine Catherine dans sa maison de Chelsea dès le mois d'avril 1547. Bientôt Lord Thomas Seymour vint nous rejoindre, soit à Chelsea, soit à Hanworth dans le Middlesex ou à Seymour Place à Londres. Rapidement, une sourde rumeur gagna l'ensemble de la cour : les choses n'allaient pas très fort dans le couple Seymour. On disait pour le moins que Lord Thomas montrait à mon égard une attention inappropriée ; au pire, il s'enlisait dans un attachement romantique, me faisait des avances, et compromettait ma réputation. Ma servante, Kat Ashley, ayant dévoilé au public les agissements de Lord Thomas, je n'ai plus rien à cacher. Il lui arrivait souvent de pénétrer dans ma chambre au petit matin, et si j'étais habillée il me tapait familièrement dans le dos ou sur les fesses. Un jour il entra dans ma chambre en chemise de nuit ; une autre fois il tenta de m'embrasser dans mon lit, jusqu'à ce qu'Ashley le chassât en lui criant qu'il devrait avoir honte. Ma servante se sentait si concernée par ces événements qu'elle parla à Catherine du comportement de son mari. La reine éclata de rire, mais elle promit de l'accompagner désormais quand il viendrait dans ma chambre le matin. A partir de là, il vinrent me réveiller ensemble et s'amusèrent à me chatouiller de conserve. Un jour dans le jardin, Seymour se mit à me reprocher avec mépris de continuer à porter des vêtements noirs pour marquer le deuil de mon père. Il tira son épée et mit ma robe en pièces. J'imagine qu'il n'avait pas trouvé mieux pour assouvir ses fantasmes. Heureusement la reine Catherine accourut pour me protéger...

Là encore, cette époque est si lointaine que je ne suis plus tout à fait certaine de me souvenir des sentiments que j'éprouvais alors à l'égard de Seymour. Je sais seulement que je rougissais immédiatement quand on prononçait son nom, et que je me contentais de sourire quand on louait ses mérites en ma présence. Je faisais en sorte d'être fin prête et déjà tout habillée quand il entrait dans ma chambre afin de limiter les risques de harcèlement. Quant à Catherine, elle commençait de sérieusement s'alarmer des agissements de son époux à mon égard. Son inquiétude fut notamment alimentée par sa surprise, le jour où, entrant par hasard dans ma chambre, elle me trouva dans les bras de Seymour, je dois le dire, bien contre mon gré. Aussi décida-t-elle, tant j'imagine pour couper court à la rumeur que pour calmer les ardeurs de son mari, de m'envoyer à Cheshunt dans le Hertfordshire en mai 1548, dans la maison de Sir Anthony Denny, dont la femme était la soeur de Kat Ashley. Au moment du départ, Catherine me fit un sermon sur l'importance de sauvegarder ma réputation. Je ne répondis pour ainsi dire rien à ce discours, que je pris sur le moment pour une réprimande totalement injuste. J'étais franchement mécontente de ce que je considérais comme un renvoi. Je m'installai cependant à Chesthunt avec la meilleure volonté du monde, et je ne tardai pas à correspondre avec la reine dans des termes chaleureux et bienveillants. Avec le recul, je crois qu'elle ne voulait sincèrement que mon bien. Nous ne devions jamais nous revoir. Catherine était enceinte de six mois quand je la quittai. Elle accoucha le 30 août ; cinq jours plus tard elle rendait l'âme, suivie de quelques jours par son bébé.

A peine Catherine était-elle morte et enterrée que Kat Ashley, finalement tombée sous le charme de Thomas Seymour, commença de me suggérer qu'il était à présent libre de m'épouser. Seymour avait apparemment eu la même idée : il évoqua donc la possibilité d'un mariage avec Sir Thomas Parry, mon trésorier et bien sûr avec Kat. Sans doute la jeune femme que j'étais n'était-elle pas totalement insensible à ses qualités physiques et à son engouement à mon égard. Mais je restai très prudente et ne m'engageai pas. Quand il me demanda si j'accepterais de l'épouser en cas d'accord du conseil, je répondis d'une manière volontairement vague. J'étais cependant rongée par l'anxiété. C'est à cette époque-là que je commençai de souffrir d'épouvantables migraines.

Quand Seymour tenta le tout pour le tout et, dans un féroce appétit de pouvoir, essaya de prendre le contrôle du jeune roi Edouard, mon frère, il fut directement emprisonné à la Tour de Londres. Entretemps des rumeurs de son projet matrimonial étaient parvenues à la cour. Mes serviteurs, Ashley et Parry, furent arrêtés quatre jours plus tard. Je fus pour ma part soumise à un feu de questions par Sir Robert Tyrwhit en ma résidence de Hatfield.

Tyrwhit et son épouse étaient de fidèles membres du service de Catherine Parr. Ils avaient sans doute eu vent des rumeurs concernant Seymour et moi à Chelsea. Tyrwhit devait être convaincu de ma culpabilité : pour lui, j'avais accepté d'épouser Seymour contre le gré du conseil, une conduite effectivement considérée comme une trahison. Pendant l'interrogatoire, je restai cependant fermement campée sur mes positions. A aucun moment je ne cédai aux tactiques de Tyrwhit et du Lord Protecteur Somerset, l'un volontiers percutant, voire agressif pour autant qu'il pouvait l'être avec une princesse, l'autre plus bienveillant. Je ne m'effondrai pas quand ils évoquèrent les confessions de mes serviteurs. Je lus attentivement leurs dépositions et construisis une stratégie de réponse qui correspondît précisément à leurs affirmations : en clair, j'avais bien discuté de Seymour avec Ashley et Parry, mais nous étions convenus que je ne devrais en aucun cas l'épouser sans l'agrément du roi et du conseil. "Ils chantent tous la même chanson", se plaignait ce pauvre Tyrwhit, qui ne croyait pas un traître mot de ce que je lui disais. Drapée dans ma dignité, invoquant mon honneur, je restai fidèle à mes serviteurs, ce qui me permit de me sortir de cette mauvaise passe non sans un certain panache. Cela n'empêcha pas Thomas Seymour d'être exécuté, mais Ashley et Parry furent relâchés. J'avais imploré le Lord Protecteur de faire preuve de clémence et de bonté envers Ashley, en vertu de "son grand labeur et du mal qu'elle s'était donnée" pour m'éduquer "sur les chemins de la connaissance et de l'honnêteté". J'étais impatiente, lui avais-je déclaré, de la reprendre à mon service. Elle ne fut toutefois autorisée à réintégrer son poste qu'en août 1549 et il me fallut jusqu'alors supporter la présence à mes côtés de Lady Elisabeth Tyrwhit.

Il va sans dire que panache ou pas, cette affaire contribua largement à ternir ma réputation, et qu'il allait me falloir travailler à la réhabiliter auprès du roi et du conseil. J'écrivis des lettres très touchantes à mon frère Edouard, dans lesquelles je faisais allusion à nos croyances religieuses communes et à notre rejet tout aussi partagé des vanités mondaines. Je me dévouais tout entière à l'étude pendant les semaines et les mois qui suivirent, et je pris soin de renvoyer l'image d'une princesse sérieuse, pieuse et obéissante. Je pris garde à me vêtir avec humilité et simplicité, sans bijoux et sans or, et je négligeai de faire tresser mes cheveux comme l'eût voulu la mode du moment. Tant que le Lors Protecteur Somerset demeura au pouvoir, je le tins en permanence informé de chacun de mes actions. Sitôt que j'apprenais une nouvelle ou que je m'apprêtais à faire quoi que ce soit qui semblât de quelque importance, je lui en faisais part. Ces tactiques finirent par s'avérer efficaces : peu de temps après ma disgrâce, Edouard VI demanda que l'on fît un portrait de moi afin de compenser mon absence de la cour. En outre, quand le Lord Protecteur Somerset perdit le pouvoir en octobre 1549, il me fut permit de retourner à la cour. En décembre de cette même année, j'assistai aux cérémonies de Noël aux côtés du roi, et j'eus par la suite des occasions régulières d'effectuer des visites à la cour jusqu'à la fin du règne de mon frère. En 1550 j'avais mes propres résidences à Londres, d'abord Durham Place puis Somerset House, mais j'étais régulièrement invitée à loger comme invitée du roi à St James's Palace. Dans les premières années de sa vie, Edouard m'appelait sa "douce sœur Tempérance". La princesse Marie, en revanche, n'avait ni les faveurs du roi ni celles du nouveau régime, à cause de son obsession catholique. Malgré de fortes pressions du roi et  du conseil, elle insistait pour entendre la messe avec ses gens. C'est ainsi ma religion, ainsi que mon apparente soumission, qui m'ont permis de retrouver les faveurs du régime en place.

Pendant la seconde moitié du règne d'Edouard je devins une propriétaire foncière de grande fortune. Le testament de mon père me permit dès 1550 de prendre officiellement possession de seigneuries dans le Berkshire, le Buckinghamshire, le Hertfordshire, le Lincolnshire, l'Oxfordshire et ailleurs. J'échangeai quelques-unes de mes terres pour acquériri Hatfield, une résidence beaucoup plus confortable qu'Ashridge que je trouvais trop sombre, et facilement accessible depuis Londres. Le surveillant de mes terres, à mon service dès 1550, était William Cecil,qui allait par la suite devenir mon principal premier secrétaire. Ma maisonnée comprenait alors pas moins de 120 personnes et quand je marchais vers Londres en 1552 pour visiter mon frère j'étais accompagnée par une suite de 200 cavaliers. Selon les termes de l'ambassadeur vénitien de l'époque j'étais devenue "une très grande dame". C'est l'autre raison pour laquelle les décideurs politiques de la cour d'Edouard pouvaient se permettre d'oublier le scandale sexuel du passé.

Comme bon nombre des autres "grandes dames" de cette période de la Renaissance, j'eus la chance de bénéficier d'une excellente éducation. Avant l'âge de dix ans j'étudiai surtout aux côtés de Kat Ashley, et les précepteurs de mon frères m'enseignèrent plus occasionnellement les humanités. A partir de 1544, je disposai de mon propre précepteur, l'érudit humaniste de Cambridge, William Grindal. Sous son influence, je m'épanouis intellectuellement tant et si bien que lorsqu'il succomba soudain à la peste en janvier 1548, je parlai couramment italien, français, latin et j'avais de solides connaissances en grec. A sa mort, mon entourage voulut m'imposer Francis Goldsmith, l'aumônier de la reine Catherine, pour le remplacer. Mais j'avais développé une telle admiration et en même temps une telle affection pour Grindal, que j'insistais pour que l'on engage celui qui avait été son professeur et restait son ami, Roger Ascham, professeur permanent à St John's College, Cambridge. Je réussis à imposer mes vues. Pour les commentateurs, c'est un des premiers signes de ma forte personnalité. Je crois qu'il s'agit surtout d'une preuve de la profondeur de mes sentiments. La mort n'est pas la fin de l'amitié.