Alang Rien ne se perd, tout se transforme!
Par Catherine FereyUn village-rue inhabituel le long d'une route ni pire ni meilleure que bien des routes
indiennes. En lieu et place des traditionnels petits ateliers de réparation automobile, de mécanique, de pneumatiques, des petites boutiques d'alimentation, qu'on trouve à l'entrée de toutes les agglomérations
indiennes, je longe d'immenses entrepôts à l'air libre. Les uns alignent des colonnes de matelas, d'autres des empilages de chaises ou de couvertures, d'autres d'énormes moteurs, turbines ou compresseurs, d'autres
feraient le bonheur de cuisines de collectivités avec des batteurs, des mélangeurs, des fourneaux assez grands pour recevoir des casseroles, faitouts et poêles pour nourrir des colonies. Puis le paysage change. Des
publicités peintes sur un mur de 2.5 mètres de haut alternent avec des grandes portes métalliques. Une surprise, toutefois, les publicités pour les ciments Birla ou pour des produits que mon ignorance du gujarati
(1)m'empêche de deviner sont entrecoupées de scènes invitant explicitement à l'usage du préservatif. Dans les grandes villes, il n'est pas rare de trouver des affiches de AIDS. Mais la prévention ne semble pas
avoir encore atteint les bourgs ruraux et les villages. A Alang, en revanche, tous les 200 mètres, une nouvelle scène rappelle à la prudence. Car Alang est un monde d'hommes, d'hommes seuls. Derrière les portes
métalliques se succèdent les 150 "plots", bandes de terre et de plage, d'une centaine de mètres de large chacun, ouvrant sur la mer, qui sont autant de chantiers de démolition de bateaux. Chaque "plot" appartient à un
exploitant différent, qui, le plus souvent, possède d'autres entreprises. Les matériaux récupérés lors des démolitions servent de matières premières pour des entreprises gujarati ou plus lointaines comme certaines
aciéries du Penjab, situé à 1500 kilomètres de là. Des camions sont d'ailleurs garés à proximité de certains "plots", en attente de chargement. Sur chaque chantier travaille une centaine d'hommes. Alang fait travailler
environ 15000 ouvriers dont peu sont venus avec leur famille. La prostitution doit donc être aussi un commerce lucratif à Alang, dans les petites maisons discrètement disséminées le long des dix kilomètres du chantier.
Après une demande en bonne et due forme adressée aux autorités militaires de l'Etat, au moins deux mois avant la date souhaitée, j'ai obtenu une autorisation de visite. Reçue d'abord par le superintendant de la
douane, dont la méfiance a progressivement fait place à une courtoisie très protocolaire, j'apprends comment fonctionne la démolition de bateaux. Dès leur construction, la date de démolition est fixée. Selon le
type de bateau, la durée de vie se situe entre 25 et 30 ans. Les propriétaires doivent alors trouver le chantier de démolition dont les conditions financières lui conviennent. Alang s'est spécialisé dans cette activité
en 1982. Même si elle subit actuellement une récession importante puisque, d'après le superintendant, elle a baissé de 60 % par rapport aux années fastes, les deux chantiers que j'ai pu visités étaient pourtant en
pleine activité. L'un démolissait deux bateaux de pêche de 2500 tonnes, des petits bateaux aux dires des contremaîtres qui m'ont accompagnée sur chaque chantier, dans l'autre la démolition d'un bateau d'un tonnage
équivalent s'achevait et un autre était attendu lors de la prochaine grande marée. Tous les bateaux viennent finir leur vie sous les chalumeaux des démolisseurs: bateaux de pêche, bateaux militaires, (je ne reviendrai
pas sur la pénible dérive du Clémenceau), navires de croisières, porte-containers, supertankers. Mais les responsables de deux "plots" ont réaffirmé qu'ils travaillaient au ralenti par rapport à leur potentiel,
démolissant 3 à 4 bateaux par an au lieu des 15 qu'ils sont capables de traiter. Ils subissent une forte concurrence du Bangladesh, du Pakistan et de la Chine. Le site d'Alang bénéficie, pourtant, d'un atout
appréciable pour l'échouage des bateaux. Deux jours par mois, l'amplitude de la marée atteint 10 mètres. La veille, les bateaux s'approchent le plus près possible de la côte. Ils sont alors arrimés par des chaînes et
lors de la marée haute, ils sont tirés par des treuils le plus loin possible sur la plage. Celle-ci est formée d'un double plateau qui permet l'échouage sur le plateau le plus haut, rarement atteint par la marée et
permettant donc aux démolisseurs de travailler au sec. Avant qu'un bateau ne soit autorisé à entrer sur un "plot", il subit une inspection détaillée des douanes qui perçoivent des taxes calculées en fonction du
tonnage des navires. Les douanes encaissent également des loyers mensuels des exploitants des "plots" dont les concessions ne leur sont allouées que pour 10 ans. Au terme de ce bail, les "plots" sont remis aux enchères
dont les revenus viennent également alimenter les caisses des douanes. Alang est donc une source de revenus appréciables pour l'administration des douanes, puisqu'un "plot" paye, en moyenne, une redevance mensuelle de
150000 Rps, soit environ 3000 E. Les exploitants achètent les bateaux à démolir et y récupèrent tout ce qui est imaginable de récupérer sur un bateau. Ils revendent tout ou partie de ces matériels aux grossistes
spécialisés dont j'avais pu voir les entrepôts à l'entrée du site. Ils revendent également directement à des industriels l'acier de la coque découpé en plaques. Rien n'échappe au zèle des démolisseurs, ni les petites
cuillères, ni les interrupteurs, ni la moquette, ni les gilets de sauvetage, ni même les classeurs techniques du chef mécanicien. Le talent particulier des Indiens pour le recyclage prend ici toutes les dimensions,
un jour au l'autre, les joints soigneusement triés retrouveront une seconde vie, tout comme l'acier qui a sillonné les mers. Impossible d'évoquer Alang, sans dire quelques mots des conditions de travail des
démolisseurs. Des panneaux "Safety first!", "Safety: our priority" sont peints à l'entrée de chaque "plot" et j'ai vu plusieurs postes d'urgence et un hôpital le long de la route. Dans les "plots", la place manque,
les grues transportent des assemblages hétéroclites, au-dessus d'ouvriers en train de découper des plaques d'acier, de couper des canalisations, ou de se livrer à des démontages plus précis. Si le casque est presque
systématiquement porté, ainsi que les lunettes pour ceux qui découpent au chalumeau, les ouvriers sont souvent pieds-nus ou chaussés de sandalettes, tongues ou chaussures de sport sans âge. Des sceaux peints en rouge,
remplis de sable, sont disposés dans plusieurs endroits, sans que j'aie pu comprendre si leur positionnement correspondait à une quelconque logique de sécurité. Des extincteurs complétaient ce dispositif de lutte contre
le feu qui m'a semblé dérisoire, eu égard au nombre de chalumeaux en action, au nombre de bouteilles d'acéthylène et d'oxygène entreposées au milieu du chantier. Que dire de la chaleur, puisqu'il fait en ce moment 35°
environ dans le Gujarat et que la saison chaude ne fait que commencer, la température atteindra 45° le mois prochain. Que dire du bruit et des émanations diverses, beaucoup d'ouvriers se protègent d'ailleurs les voies
respiratoires: très peu portent un masque, mais beaucoup ont noué un mouchoir autour de leur visage, sous les yeux. Les normes occidentales n'ont pas encore atteint les rives du golfe de Cambay! Parfois, devant des
réalités comme les conditions de travail des démolisseurs d'Alang, je me prends à penser que la mondialisation aurait du bon si elle uniformisait les réglementations sur le travail, plutôt que les modes de consommation…
(1) Le gujarati est la langue parlée au Gujarat, l'état dans lequel se trouvent les chantiers d'Alang |