Virginia Woolf à Cassis

Par Christian Soleil

La première visite que Virginia Woolf fit à Cassis eut lieu au printemps. Ce fut pour elle une découverte qu'elle évoque en ces termes : "Il y avait les rochers. Nous allions nous y asseoir en plein soleil après le petit-déjeuner. L., tête nue, écrivait sur ses genoux. Un jour, il trouva un oursin (ils sont rouges avec des piquants qui frémissent légèrement). Et puis l'après-midi nous partions en promenade, grimpions tout droit la pente pour aller dans les bois, où une fois nous avons entendu des automobiles et découvert la route de La Ciotat, juste au-dessus de nous. Elle était pierreuse, très raide et brûlante. [...] Par-ci, par-là une maison aux arêtes vives, passée à la chaux blanche, jaune ou bleue, les volets étroitement fermés, entourée de sentiers plats, et même, une fois, de rangées de giroflées. Partout une propreté, une netteté incomparables"(1).
Les premiers séjours à Cassis de l'auteur de La Promenade au phare sont de très brève durée. Ils ont lieu en mars 1925 et en avril 1927 à l'hôtel Cendrillon. Virginia Woolf est d'emblée séduite par le soleil, les couleurs, les odeurs, toutes les sensations qu'elle éprouve sur la côte varoise. Elle revient en avril 1928, où elle séjourne au château de Fontcreuse. Au total, elle ne passa finalement que trois ou quatre semaines tout compris. Quelle importance dans une vie ? Eh bien, une importance somme toute considérable, pour une raison très simple : c'est là, à partir de l'image d'un papillon de nuit, que commence de se former en elle le projet du roman Les Vagues. Pendant longtemps, d'ailleurs, Virginia appelle ce roman, encore à l'état de projet, The Moths (les phalènes). En fait, l'image lui est suggérée par sa sœur Vanessa Bell, dans une lettre écrite de Cassis au début du mois de mai 1927, juste après le départ de l'écrivain qui vient de regagner son domicile londonien au 52, Tavistock Square : "Autour de la lampe, autour de moi, la ronde folle des phalènes". Il y en a une surtout qui retient toute son attention. Elle doit être particulièrement énorme ("longue d'un demi-pied" !). Elle ne cesse de se heurter à la vitre, avec une insistance qui va aussitôt laisser Virginia très songeuse : "... ta description de la phalène m'a tellement fascinée qu'elle m'a donné envie d'écrire une histoire à son propos. Après avoir lu ta lettre, je n'ai pu penser qu'à toi et aux phalènes pendant des heures, à rien d'autre". (2)

C'est ainsi que le roman commence sa lente gestation dans l'esprit de l'écrivain : d'abord quelques images, aussi désordonnées que le vol des phalènes autour de la lampe, puis les choses se mettent peu à peu en ordre de marche jusqu'à l'acte d'écriture qui est un acte d'amour. Le 18 juin, Virginia Woolf dessine les premiers contours de l'ouvrage dans son journal : "... un homme et une femme assis à une table, en train de parler. Ou seront-ils silencieux ? Il faut que ce soit une histoire d'amour : finalement, elle laisse entrer la dernière grande phalène. Les contrastes pourraient être quelque chose comme ceci : elle pourrait parler de l'âge de l'humanité ou y penser, la fin de l'humanité : puis les phalènes continuent d'arriver. L'homme pourrait éventuellement demeurer imprécis. En France: près de la mer; la nuit; un jardin sous la fenêtre".
Ces premières impressions font leur chemin jusqu'au 5 avril 1928, quand Virginia Woolf écrit à son neveu Quentin Bell, depuis Cassis où elle séjourne : "Chaque soir, nous nous asseyons autour de la lampe, dans l'atelier de Nessa* pendant que les phalènes se heurtent à la vitre et Nessa essaie de leur couper la tête avec une paire de très grands ciseaux. Elle dit que cela leur est indifférent, que bientôt leur vient une nouvelle tête ou une nouvelle queue, selon le cas". Le 28 novembre, elle note : "Les phalènes continuent de m'obséder". Elles reviennent sans cesse, comme les vagues, s'écraser à l'orée de sa conscience.
Le 2 juillet 1929, Virginia Woolf prend sa plume et pose sur le papier les premiers mots du roman qui deviendra Les Vagues.

1) Virginia Woolf, Journal , Editions Stock, 1981.
2) Lettre à Vanessa Bell du 8 mai 1927.
* La sœur de Virginia Woolf est peintre