Laurence Chanfro : Cet imperceptible mouvement qui déplace les lignes. Par Jean-Paul Gavard-PerretCertaines femmes (dites saintes… ) sont dévorées par le Dieu qui les habite, par le poids de la faute ou par une privation de liberté qui le lient à lui. Cachées sous le
tissus de chasubles qui se veulent ostentatoires de leur chasteté, leur sexe - on s'en douterait - reste invisible. Laurence Chanfro se situe aux antipodes et de cette posture ou de cette imposture sans toutefois tomber
dans d'autres processus ostentatoires que Olivero Toscani - en ses beaux jours - avait largement exploité. On se souvient et pour rester au plus près du sujet qui nous intéresse de son mur de sexes. Les photographies
que propose une artiste (qui revendique sa sexualité lesbienne et qui, donc, se situe, du côté du "péché" même si ce mot pour elle comme pour nous ne veut rien dire ) offre une autre qualité d'exhibition dont
le sens contrairement à ce qu'en a dit Nathalie Drag, n'a pas seulement une force " pédagogiques et cliniques ". Il existe en effet une réelle approche esthétique qui s'arrache bien sûr - et à l'inverse de ce
que disait la critique pour en prévenir - de toute pornographie, du moins dans ce qu'elle a de plus basique, de plus primaire dans les réactions épidermiques que trop souvent elle se contente de soulever.
Ici les sexes féminins (seuls éléments visibles) se font, au sein même de leur apparition, les plus discrets possible et créent leur espace d'où sont bannis les éléments généralement moteurs de l'imaginaire platement
pornographique. Ne demeure que les maigres signes d'un repli dans un jeu de la proximité qui fait paradoxalement celui du lointain pour l'œil qui les contemple. Ils révèlent; en leur isolement, la faille du monde, ils
contribuent à le dépouiller de tout ce qui, normalement, leur donne consistance dans l'exploration et l'exploitation que l'imaginaire le plus frustre génère. Ne subsiste que le disparate et la distance qui sépare l'être
du monde, de l'être à lui même. Le corps (du moins ce qu'il en reste) se perd dans le lieu. Autour de lui ce qui s'oppose au regard est du registre qu'une neutralité blanche. D'une certaine manière en leur rigueur ou
leur vibration ces sexes n'ont plus l'obligation de tenir la pose au moment ou le gris, le blanc ne sont plus des catégories où affleurent les seules données de la psyché. En de telles " épreuves " comme
délestées dans l'espace, sans poids, sans consistance ils semblent flotter dans le vide et signifient l'expérience de l'extrême liée à l'expérience d'un chaos dont ne subsiste que ces derniers repères épars. Le corps
s'emmure d'avoir été proprement découpé de la sorte, c'est-à-dire voué à une dissémination spatiale et devient un objet à mi-chemin entre la hantise et la méditation. Mais le corps n'est plus pour autant une oubliette.
Nous voici ramené à un espace de la " déposition " puisqu'il retourne à ce qu'il est depuis toujours : un objet de perte mais aussi de consistance et pose la question insoluble de l'identité en son évidement
sépulcral. Les sexes deviennent le point d'achoppement et de démarcation d'un état de vision et d'un état d'oubli, d'un état de vie spéculaire et d'un état fantomatique, diaphane, partiel. Nous sommes devant une ombre
survivante dont Giacometti avait formé le vœu : pour qu'une représentation humaine soit intéressante il faut qu'elle soit inquiétante. Il s'agit donc bien d'une conversion d'un état naissant à un état mourant puisque
nous sommes contraints d'imaginer le corps comme prélevé à un cimetière du réel. Comment dès lors ne pas voir ou entrevoir la " photographie " de ces sexes comme le mémoire ou le relevé de déchirures vivantes
? L'image montre ainsi un creux ouvrant à l'expérience visuelle et fantasmatique la plus intime du corps livré peut-être à l'espoir d'une assomption mais plus sûrement à celui d'une chute. Surgit un lieu morganatique
marquant le passage d'un univers surchargé d'images à celui d'un effacement. Émane de telles " captures " l'impression que le temps se défait, ne semble avoir plus de prise sur des sexes lourds (même si cet
adjectif n'est pas employé lorsqu'on parle de l'attribut féminin généralement considéré comme un vide) pourtant du poids de la vie. Soudain, on ne peut pas ne pas penser à Beckett et à sa phrase
"vivre est errer seul vivant au fond d'un instant sans borne"
Tout se passe comme si la réalité ne pouvait être alors qu'une hypothèse vague au moment où l'être morcelé est par force ou par choix détaché du temps. Il ne reste qu'un présent vague perdu dans une sorte de soustraction soulignée par la froideur qui propage l'inexistence et discrédite l'image elle-même dans sa nécessaire prétention représentative, dans ses spéculations d'une sexualité qui tente d'inscrire ses légitimes droits.
Exposition avec les collectifs Queer Factory et Artpies :
07/10 au 09/10/2005 / Squat La Générale, rue du Gal. Lassale, Paris XIXème. A noter également le Festival du film gay et lesbien de Paris :
14/10 au 23/10. Infos: http://www.ffglp.net
|