Biennale de Venise :
Un parcours féminin

Par Catherine Ferey

Venise, la  cité féminine par excellence:
le Doge n'épousait-il pas symboliquement la lagune en y laissant tomber un anneau d'or, du haut de la plateforme de son navire, le Bucintoro,  lors de la fête de la Sensa?
La Biennale 2005 semble se souvenir de cette féminité vénitienne, les femmes y étant mieux représentées que d'ordinaire.
Pour la première fois, elle est dirigée par des femmes, Maria de Corral et Rosa Martinez. Ces deux "directeurs" artistiques comme elles se "plaisent" (!) à le préciser elles-mêmes  sont respectivement  chargées, de l'exposition historique dans le pavillon italien "Les expériences de l'art"  et l'autre, d'une exposition intitulée "Toujours un peu plus loin", à l'Arsenal, en hommage à Hugo Pratt et à son héros Corto Maltese qui "savait regarder au-delà du présent".
Parmi les 90 artistes présents dans cette 51e  biennale, nous avons choisi quelques femmes, artistes internationalement reconnues ou moins connues, en tout cas pour des amateurs d'art contemporain occidental. Ce choix délibéré trouve sa source dans la déclaration suivante faite par  les deux "directeurs" artistiques (décidément je ne m'habitue pas!), "… certaines thématiques se sont trouvé renforcées… grâce à la coopération de pays ou de groupes sociaux isolés sur le plan géopolitique, c'est le cas des oeuvres réalisées par des femmes" Ne sachant pas bien ce qu'elles avaient voulu dire, les femmes n'étant pas, à ma connaissance, un groupe social, j'ai voulu aller interroger les œuvres elles-mêmes.

Annette Messager , grande "prêtresse" du pavillon français, présente un triptyque monumental, organisé en trois salles, dans la suite des installations qu'elle a montrées à l'Hospice Comtesse pour Lille 2004 et du Couvent des Cordeliers à Paris, la même année.
Toujours proche des arts populaires, elle sollicite la part humble, quotidienne, commune des visiteurs avec un pinocchio, héros de la littérature italienne certes, mais surtout pris ici pour son universalité. A travers lui, elle trace un chemin qui mène chacun de nous à sa propre histoire, bien sûr. De l'innocence sans règle à l'humanité normative, elle choisit trois moments dont celui de la violence de la naissance  indissociable du mystère qu'un grand voile léger, rouge, rend omniprésent. Travail sérieux et ludique à la fois, il nous renvoie en écho une société qui prend ses racines dans une imagination populaire et sophistiquée à la fois, autorisant une lecture complexe qu'elle laisse aux visiteurs.

Le pavillon japonais raconte une émouvante histoire. Celle de Miyako Ishiuchi évoquée par sa fille Miyako Ishiuchi, sur des photographies grand format. Au-delà d'un destin, déjà extraordinaire en soi, cet ensemble de photographies parle de la transformation spectaculaire de la place que prennent les femmes depuis la seconde guerre mondiale. Un fond de robe en soie dans lequel joue la lumière, quelques bâtons de rouge à lèvres et l'amour, la séduction discrète sont dites. A côté, une jeune femme frêle au pied d'un poids lourd impressionnant, celui qu'elle a conduit pour gagner sa vie pendant la guerre alors que son mari était mobilisé. Plus loin un gros plan sur un sein dont la peau flasque est grêlée de plaques, ou encore un dentier, sur une plaque d'inox, parlent sans pudeur de la vieillesse. Plus de 60 ans de vie indépendante, loin de l'image sclérosante de la tradition japonaise sont dévoilés dans ce pavillon, dans une exposition pudique, qui suggère plus qu'elle ne revendique. Une émouvante déclaration d'amour et d'autonomie.
Territorios/territorio est le nom de l'installation de Lacy Duarte, artiste uruguayenne.
Elle y rend un hommage poétique aux femmes de la campagne en utilisant les Traperas, nom populaire de couvertures de patchwork très modestes qu'elles confectionnent. Sa propre enfance campagnarde est toujours présente dans ses dessins sur papier contrecollés sur du lin, dans les petites poupées simples d'une enfance rurale qu'elle a disposées le long des murs, dans des petites mises en scène. On y devine la chaleur de l'abri et la maternité. Des superpositions de patrons de couture occupent aussi les murs autour de pièces qui évoquent des univers domestiques, chambres? cuisines? modestes cabanes de paysans? La féminité est y sans cesse exaltée, sur un mode mineur et chargé d'amour.

Sous le porche du pavillon italien, pour introduire l'exposition "l'expérience de l'art", s'étale, en anglais et italien, l'œuvre de Barbara Kruger. Des mots, des cris, des revendications, des insultes (?), tout dépend de qui regarde, bien sûr. Pas de concession décorative, évidemment, même si la typographie est soigneusement choisie, inséparable du sens, pour ce travail d'une lucidité impersonnelle. Entre le bien et le mal, entre l'homme et la femme, entre les vainqueurs et les vaincus, il résonne de ses dissonances.
Dans le pavillon, plusieurs femmes, dont Marlene Dumas et ses personnages cadrés souvent au plus près. "Vous voulez-savoir ce que mon œuvre signifie, demande-t-elle: être amoureux, rire, aller sur la tombe de son père, rentrer à la maison, changer une couleur / changer une date / changer un nom / changer un travail".

Jenny Holzer diffuse ses séries de mots éclairés au xenon. Le défilement rapide provoque une sorte d'hypnose et une course mentale pour saisir au passage, dans le mince faisceau, le sens des mots. L'ordre est immuable, mais à chaque passage, le regardeur recompose un nouvel assemblage, au gré de sa vitesse de lecture et de la familiarité qu'il a fini par acquérir avec l'œuvre, en fonction du temps qu'il lui a accordé.
On peut encore citer Rachel Witheread qui a installé une monumentale sculpture intitulée Untitled (Domectic) et qui est l'empreinte d'un escalier. Œuvre instable qui contraste avec la massivité de ses chaises ou tables, cet escalier évoque le mouvement. Familier et fonctionnel quand il est gravi, sa forme négative déconcerte, l'escalier nous devient étranger.

Pipilotti Rist s'est installée dans l'église de San Stae, sur le Grand Canal. Il faut se préparer pour accéder à la vidéo que l'artiste suisse propose cette année.
Se déchausser, s'allonger sur un des lits de velours, lever les yeux vers le plafond et se laisser aller, lâcher prise, le temps d'une rêverie, celle de Pipilotti Rist.
La musique est partie intégrante de l'œuvre, tout comme le lieu de diffusion.  Le monde naturel et l'urbanisation effrénée s'y rencontrent, s'absorbant l'une l'autre, tels des sables mouvants.
Le corps de la femme, dénudé le plus souvent, athlétique ou juvénile traverse les images. La vision plafonnante impose d'ailleurs une posture de voyeur qui contamine le regard.

Dans la Scoletta dei Tiraoro e Battioro qui jouxte San Stae, Helena Almeida, artiste portugaise, montre, pour la première fois,  une série de photographies intitulée I am here. Le corps de l'artiste y devient un instrument de méditation, un élément de construction d'un espace plastique et architectural. Les postures sont minimalistes, le corps est simultanément  caché et exposé. Une dimension religieuse, quasi-sacrificielle émane de ces photographies, les visiteurs ne s'y trompent pas, longeant les murs de la petite pièce de l'exposition dans un silence recueilli, comme des pèlerins déambulant autour de reliques.

Pour la première fois, la Biennale accueille des artistes représentant le Maroc, dont une femme, Fathiya Tahiri . Le vent de liberté pour les femmes que fait souffler le nouveau souverain  ouvrerait-il aussi la porte des expositions internationales aux femmes plasticiennes ? En tout cas le travail de Fathiya Tahiri  arrive à prendre sa place, auprès de ses deux congénères et des fresques de Tiepolo, dans l'église de Santa Maria della Pietà. Sa peinture, classique dans sa technique, est résolument féminine dans ses sujets, dont la naissance qu'elle aborde dans une gamme de sangs, du rouge au rose.

Konstantia Sofokleous propose une installation qui mêle les  références explicites à Alice aux Pays des Merveilles et à des contes d'enfants populaires.
Le contrôle (de l'autre, de soi), la réussite et l'échec forment les éléments d'un jeu qui détermine la vie des individus.
Loin de la thérapie, son travail, comme celui de Michael Panayiotis, installé dans le même lieu, est une démonstration que l'imagination n'est pas tombée dans l'apathie.
Sous le porche d'un palais, au fond de la cour intérieure, deux grands écrans. Des bancs de pierre, creusés dans les murs semblent attendre les visiteurs depuis la construction du palais. Ce dispositif, somme toute traditionnel, met le regardeur dans une position inconfortable. Sa vision est forcément imparfaite s'il veut pouvoir capter alternativement les images qui défilent et qui se font face. Forcément insatisfait, son regard va d'un écran à l'autre: le vieil adage qui dit que choisir c'est renoncer est vécu dans toute sa frustration.

Lida Abdul, artiste afghane, nous impose cette insatisfaction pour nous montrer un étrange rituel d'une femme peignant des ruines en blanc sur un des écrans pendant que sur l'autre se déroule lentement un long panoramique qui s'achève sur les falaises aujourd'hui vides de leurs Bouddhas. Lida est née à Kaboul quelques jours avant l'invasion soviétique. Très loin du documentaire, son travail parle de l'histoire douloureuse de son pays, mais aussi de la poétique du rituel, des rêves collectifs et d'espérance.

51e Biennale de Venise / Jusqu'au 06 novembre 2005
http://www.labiennale.org

1) A Messager
Dehors, 2004-2005, traversins, bois, objets divers, tissus, enclos motorisé, drisses, projecteurs asservis, dimensions variables (détail) © courtesy galerie Mariane Goodman, Paris/New-York
2) Pipilotti Rist
Homo sapiens sapiens, 2005 / Installation view at Chiesa San Staé / Photo: Heiner H. Schmitt jr
3) Lida Abdul,
Painting the Ruins, 2004. Still from video. Courtesy of the artist

A voir également à Venise
Lucian Freud". Museo Correr, place Saint-Marc (entrée Ala Napoleonica),
 Tél. : (00-39) 041-520-90-70. De 9 heures à 19 heures. Jusqu'au 30 octobre.