Paris capitale en 1400

Par Odile Blanc

Le Musée du Louvre et la Réunion des Musées Nationaux, avec la collaboration de la Bibliothèque nationale de France, présentent, dans le lieu qui fut la demeure des rois de France à la fin du Moyen Age, une exceptionnelle réunion de chefs d'œuvre de l'art parisien des années 1400.
L'époque correspond à l'un des moments les plus dramatiques de l'histoire de France: querelle dynastique que la postérité retint sous le nom de guerre de Cent ans, crise des villes et des campagnes, disettes et épidémies, dont celle de peste qui décima la moitié de la population européenne en un siècle. Ce contexte désastreux est aussi celui d'un exceptionnel épanouissement artistique, d'un dynamisme et d'une prospérité des métiers très grands ainsi que d'une intense circulation des artistes dans une Europe dévastée, paradoxe que soulignait, dans un livre magistral paru à l'orée du XXe siècle, le grand historien néerlandais Johan Huinzinga. Au travers de cette floraison des arts dans laquelle Paris s'affirme comme un foyer de premier plan, l'exposition du Louvre présente ainsi la part heureuse de cette fin du Moyen Age souvent décrite comme une époque violente et tourmentée, sans toutefois – c'est l'un de ses mérites – l'extraire de son contexte.

Ainsi les somptueux manuscrits à peinture réalisés à cette période, sans conteste l'un des points forts de l'exposition, qui réunit pour l'occasion les chefs d'œuvre de la Bibliothèque Nationale de France,
de la British Library, de collections américaines, reflètent fort bien la lutte âpre que se livrent les princes apanagés pour la maîtrise du pouvoir royal, devenu vacant avec la folie du roi Charles VI,
dont la première crise de paranoïa, en 1392, inaugure une longue série de troubles psychologiques majeurs qui le laissent, à sa mort en 1422, abandonné de tous.
A l'inverse de son père Charles V, qui lui légua sa prestigieuse bibliothèque, Charles VI fut un piètre commanditaire d'ouvrages précieux. Ce furent ses oncles qui employèrent les plus grands artistes du temps dans leur démonstration concurrente de leur pouvoir, de leur richesse et de leur goût: le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui fit de Dijon une capitale princière; Louis d'Anjou, commanditaire de la tapisserie dite de l'Apocalypse, conservée en son château d'Angers; Louis de Bourbon; enfin le duc Jean de Berry, archétype du collectionneur de belles choses et notamment de manuscrits, dont les fameuses Très Riches Heures conservées à Chantilly et exposées en ce moment même, représentent les dix-sept châteaux et les fêtes qui rythment la vie de cour, dans lesquelles le duc et son entourage apparaissent sous les traits de l'aristocratie idéale.

Idéale aussi, la chevalerie de la fin du Moyen Age, en pleine mutation et sérieusement concurrencée, sur les champs de bataille bien réels de la guerre de Cent ans, par la nouvelle puissance des fantassins, s'invente de nouveaux codes lors des tournois, entraînements à la guerre véritable mais plutôt, alors, spectacles extrêmement complexes au cours desquels le chevalier témoigne de l'excellence de son maniement des armes comme de sa parfaite maîtrise des codes sociaux, que l'élégance et la richesse de ses tenues révèlent à plein.
L'un des thèmes chevaleresques favoris de cette époque est celui des Preux et des Preuses, qui s'illustre dans tous les arts visuels: sur les pages des livres, les tapisseries et le décor sculpté des palais de Jean de Berry, et surtout dans les châteaux de Louis d'Orléans, frère du roi à qui revient officiellement le pouvoir. Louis d'Orléans, grand bâtisseur autant qu'amateur d'art, fit construire les châteaux de Coucy, partiellement détruit pendant la première guerre mondiale, mais dont une photographie antérieure d'Eugène Lefèvre-Pontalis restitue la prestance, Pierrefonds, restauré par Viollet-le-Duc, La Ferté-Milon. L'architecture des palais parisiens est également présentée au travers de fragments sculptés et surtout dessins photographies et aquarelles du XIXe siècle, telle les aquarelles de la Tour Jean sans Peur réalisées par Huillard en 1877.

Lieu de la rivalité politique entre les grands du royaume, l'art est alors l'objet d'une sécularisation, dont l'Eglise elle-même donne le signal. A Avignon, un pontife séparé de Rome (1378 marque le début du "grand schisme d'Occident") et éperdu de luxe réclame des scènes de chasse et des verdures pour ses appartements. On multiplie les reliques pour les reliquaires, et les images de dévotion sont parfois prétexte à une surenchère d'ornement qui nous semble aujourd'hui bien étrange. Ainsi le Goldenes Rössl , du nom du petit cheval qui y est figuré, "Vierge à l'enfant en un jardin en manière de treille". Offert par la reine Isabeau de Bavière à Charles VI pour ses étrennes de 1405, ce chef d'œuvre de l'orfèvrerie parisienne travaille la technique de l'émail opaque sur ronde-bosse, dans lequel l'or (seul métal utilisé) est repoussé et ciselé pour former les silhouettes, puis recouvert d'émail blanc, associé à des émaux opaques et translucides bleus, verts et rouges, et encore, dans ce cas, enrichi de saphirs et de rubis. Le haut de cet objet est réservé à la Vierge auprès de laquelle le roi est figuré en prière, mais le bas est occupé par le page et son destrier qui occupent presque la moitié de la composition, iconographie profane emblématique du temps. La nouvelle dévotion, qui consacre aussi l'individualisation de la prière, voit l'essor des reliquaires individuels et portatifs, des livres d'heures, mais aussi du portrait.

L'obsession de la mort en est un autre aspect.
En 1347, les Tartares assiégeant le comptoir génois de Caffa, en Crimée, jettent à la mer des cadavres de pestiférés. Les rescapés, fuyant par la mer, diffusent l'épidémie de Messine à Edimbourg: 40% de la population périt de la Peste Noire.
L'Europe voit alors se multiplier cohortes de flagellants et ars moriandi, "arts de bien mourir".
La représentation de la mort triomphe dans les peintures et les sculptures aux portes des cimetières, les tombeaux des grands de ce monde tentent de conjurer la disparition des corps, ainsi celui de Philippe le Hardi à la chartreuse de Champmol,
ou bien s'attardent à la représentation réaliste des différents états de la décomposition corporelle, comme le transi du cardinal de Lagrange, cadavre grouillant de vers. Jamais on ne s'est autant inquiété de sa sépulture.
Jamais non plus, en ce long Moyen Age, les manifestations de la vie n'ont donné une telle efflorescence où le sacré se mêle au profane, comme en témoignent ces chefs d'œuvre de l'orfèvrerie parisienne dont le Goldenes Rössl est un exemple exceptionnel et justement choisi, en définitive, pour l'identité visuelle difficile de cette exposition. Etrange objet, que nos yeux contemporains seraient tentés de qualifier de "kitsch", ce qui dit à la fois l'éloignement de cette période et les nombreux rapprochements qu'elle suggère avec notre propre actualité.

Paris 1400. Les arts sous Charles VI
22 mars - 12 juillet 2004 au Musée du Louvre, hall Napoléon
http://www.louvre.fr

A voir également :
- "Les Très Riches Heures du duc de Berry"
L'enluminure en France au début du XVe siècle
Musée de Condé, Château de Chantilly
31 mars au 30 août 2004 (03 44 62 62 62 )
- "L'art à la cour de Bourgogne. Le mécénat de Philippe le Hardi et Jean sans Peur
(1360-1420)",
Musée des Beaux-Arts de Dijon
28 mai au 13 septembre 2004 (03 80 74 52 09)

(1) Christine de Pisan (auteur) et le Maître de la Cité des Dames
 Œuvres pour Isabeau de Bavière, vers 1405-1410
Londres, British Library, Harley 4431
T.1, fol.3 : Christine de Pisan offrant son livre à Isabeau de Bavière
© Londres, British Library
(2) Pierre Salmon, Dialogues. Enluminure sur parchemin. Paris, 1409.
BnF, ms fr 23279, fol.53 : l'auteur offrant son livre au roi Charles VI
© BnF
(3) Détail de l'œuvre ci-dessus
(4) Goldenes Rössl. Etrennes d'Isabeau de Bavière à Charles VI le 1er janvier 1405.
Email sur ronde-bosse d'or. Paris, 1404. Conservé au trésor d'Altötting (Bavière).
© Altötting, die heilige Kapelle, photo Bayerisches Nationalmuseum