Henri Droguet : poèmes arrachés au temps
par Jean-Paul Gavard-PerretOn explique trop mal qu'en poésie le fond n'existe pas : il ne prend sa "lisibilité" qu'avec la forme qui
le transcende et le circonscrit car de lui-même il est inexprimable. Et le discours rationnel n'en est jamais qu'un sous-produit, jamais un avant-poste. La forme est le fond par sa charge d'émotionnel et d'ineffable
d'autant plus puissante qu'elle est musique, rythme, tempo, "mathématiques" pures, bref qu'elle est de l'ordre de la poésie. S'enfantant - comme tout homme - à chaque instant sur un mélange de pulsions le
poète crée son Fatum
entre la lumière et l'instinct, à travers sa chair pensante. Surgit ainsi ce qui le dépasse, qui dépasse le langage en tant qu'outil de communication. En cela le poète retrouve la fonction de nomination, de révélation du langage. Nommer revient à donner de l'existence à ce qui n'en avait pas encore. C'est pourquoi, afin d'y parvenir, il doit casser ce que Leliana Klein nomme
"le langage obligé". Le langage du poète précède ainsi la pensée, l'anticipe, pénètre des lieux inconnus de lui-même. A ce titre le poète est le penseur incarcéré, incarné mais libre. Même lorsqu'il est
infime son langage découvre pour mettre à mal, par son imagination, les images connues et reconnues. D'où le "pas au-delà"
réclamé par Blanchot afin de faire surgir l'image sourde de toujours. Celle qui donne de l'existence contre l'essence, celle qui ne sait pas ce qu'elle pense. L'écriture de Henri Droguet est de ce seul ordre véritablement poétique car l'auteur celui qui reste "coupable" d'un cri de vie, d'amour, de poésie et qui toujours à la recherche de l'écriture la plus simple (donc la plus difficile) afin d'exhausser une poésie de vérité intérieure et afin que " La lumière déclive s'évade rondement émiette bleuie les scabieuses réduit les terreux bourgs épars" (La Malinconia).
Dans "48°39'N - 2°01'W " comme avant dans "Noir sur blanc" ou "La main au feu" Droguet s'inscrit parmi les poètes rares du temps. Au sein d'une pléthore de faux versificateurs il inscrit ainsi ce
qui le relie à la vie. Ses textes se veulent, au sein de la ténuité, de ratisser large : l'auteur remonte le chemin de la vie tout au bout, vers la sagesse qui n'a plus que le goût du temps qui fait long feu. C'est
pourquoi, et en particulier, pour Droguet, le sentiment amoureux possède du corps mais de l'âme aussi. Et en une sorte de rhétorique spéculaire particulière surgit un chant pour affirmer sinon que la vie est une fête
par tout ce qui en fait le pris même lorsque les "jours abrégés abondés pétrifiants nuages " (Manière noire) voudrait nous recouvrir de leur chape de plomb sombre. Il faut pour Droguet accepter la règle de la
sincérité pour être et afin de casser un "éthos" ou à l'inverse une sorte d'obscénité dans lesquels trop d'auteurs versent. La poésie devient ainsi non pas un défouloir mais un exutoire à la submersion du
temps, un cri total et profond d'amour de la vie. Par ce biais, l'auteur revendique non pas une sorte de satisfaction pulsionnelle mais il met en exergue le gain absolu de sa dépense vitale qui va donner à l'être un
équilibre aussi bien entre les émois du cœur que ceux du corps. Et c'est pour Droguet le moyen de se mettre et de mettre en situation, de livrer à proprement parler ce qu'on peut appeler l'expérience existentielle
majeure. La vie vient ainsi s'offrir avec une évidence que les mots redoublent ou anticipent. - sans faire redondance. Les textes de "48°39'N-2°01'W " deviennent ainsi la manière habituelle mais pourtant rare
de nous faire glisser de l'ombre à la lumière, de nous faire comprendre ce qui donne poids et légèreté à la vie. Et l'expérience sensorielle devient ainsi une propédeutique pour comprendre ce qu'il en est du sens.
L'être se gonfle ainsi d'un nécessaire excès de vie. Et l'auteur a beau signaler quelques désenchantements, à lire ses livres le moindre brin devient bien vite poutre maîtresse. L'excès existe en effet même au cœur de
la rétention dans l'œuvre de Droguet, il devient même un partage, un appel à une complémentarité totale sans que l'on ne sombre jamais ici dans romantisme. D'autant que l'humour existe en des évocations dont
paradoxalement il actualise un possible excessif : " à la lande nue vagabonde la maison salée crépite bleu la grive caquette à sa philocalie Icare tombe des nues poursuit sa rechute entropique " (L'ignorant). C'est
en cela d'ailleurs que l'œuvre évite sans doute le danger du retour de la simple nostalgie et de ses effets trop faciles et factices. L'humour en effet désamorce l'angoisse du futur comme le regret des temps révolus. Et
grâce à lui nous sentions encore plus en Droguet un semblable, un frère car c'est dans l'équivoque entre l'humour, l'amour de la vie, l'angoisse (toujours voilée) que peut-être nous "jouissons". Il ne faut pas
chercher ce que ça cache, juste se laisser prendre à perte de vue, se laisser emporter d'un texte à l'autre. C'est pourquoi en cette poésie païenne existe quelque chose de religieux. Certes Droguet n'écrit pas pour
demander des grâces ou nous dédier ses souffrances. Il faut mieux : il se dédie à ces grâces humaines pour sortir de la souffrance. C'est pourquoi on sent chez lui que la vie est en jeu et qu'elle se dit à travers toute
une série de structures des plus sophistiquées au sein même de ce qui semble la simplicité même… C'est bien de telles constructions subtiles que surgit comme une marée montante : entre parole et chair, la nuit de
l'être. Certes celle-ci nous hante encore mais le poète n'arrête pas de nous en détacher, de la soulever jusqu'à l'épuisement. La vie ici fait donc résistance même lorsque l'horizon pâlit parmi les ombres
appesanties. Au plus profond du soir, à proximité de l'ombre, il y a l'or que l'écriture souligne par secousses. La mémoire remonte pour faire, comme nous le disions en commençant, de la poésie une nomination.
Déchirures et sutures, stries : soudain la coque du scarabée éclate. L'être traverse une surface mais il n'est pas englouti - au contraire il voit. Il contemple le soir et tout ce qui joue dessus et qui refait surface.
Il y a ce passage, de l'ordre de la destruction, de la nécessaire destruction. L'or, le soir et ce rose de ciel. Et son bleu aussi (puisque chez le poète c'est la couleur emblématique, celle qui donne au corps son
accord contre le noir dévalant de partout et de nulle part. Le poète nous pousse ainsi à aller du défini à l'infini, à gratter plus profond même si seules les apparences semblent données à voir, à foncer vers un réel
inconnu, et à ajouter aux rires d'ébonites l'espoir. Ainsi même le "premier venu défunt sursitaire" sera capable de tailler "la forcenée stupeur ". Il y a donc toujours cette folie du poème qui engendre
l'émotion aux parois du silence. L'infime donc et l'infinité de ce passage, ce suspens, ce vertige au dessus du vide - opacité et transparence dans le choc de la sensation au moment même où la poésie se méfie des
images. Ainsi le lecteur pénètre des cercles, s'approchent d'un centre jamais atteint. En cet écart l'odeur poreuse de la mer, le flot, le tremblement. Une pudeur éclate par le trop brûlant, le presque impossible. Des
éclatements, des cercles, des étoiles. Des éboulements aussi et des cassures jusqu'au bout de la nuit au milieu du poème toujours recommencé. Tout malgré cela peut être sauvé car la poésie aura fait sourdre ce
qu'exister veut dire car il y a - du moins dans celle de Droguet - ce Spruch, cet arrêt, ce verdict, l'axe d'une vie dans la violence de l'émotion avant que la mort ne soude enfin les lèvres de celui qui parle,
qui ose le faire dans l'harmonie et la simplicité ou de celui qui le lisant sait enfin écouter et regarder.
H. Droguet,"48°39'N-2°01'W ", Paris, Gallimard. |