Retour à Naxos Par Dominique DubreuilDans quelle tradition inscrire Ariane? Celle d'une délivrance du compositeur ensauvagé (Elektra, Salomé) revenant aux délices raffinées de la mise en abyme et de la
citation des cultures? Il semble que Richard Strauss ait porté en lui quelque double,et qu'après son Chevalier à la Rose, il lui ait fallu s'embarquer encore plus loin vers une Cythère souriante et nostalgique.
Ariane (il faudrait ajouter en titre:"… Zerbinette et le compositeur à Naxos") n'est pas simple à représenter, si on veut bien ne pas s'arrêter aux acrobaties vocales de Zerbinette ni envisager l'ouvrage dans sa
seule dimension séductrice. Il y faut l'alliance sans soupçon de supériorité unilatérale, d'une direction pour des chanteurs et des instrumentistes dignes de l'intériorité musicale et d'une mise en espace subtile mais
décidée à susciter les vertiges et les extases. Le travail réalisé à Lyon n'est pas loin d'emporter l'adhésion la plus enthousiaste. A l'évidence Ivan Fischer
(un mozartien de prédilection…) fait palpiter l'amoureux détail sans jamais perdre le galbe et la courbure de ce projet dramatique post-baroque. Il communique à son orchestre et à ses solistes le désir du miroitement diapré, parfois miné par des ruptures inattendues . Il y a surtout l'humanité qui circule mystérieusement entre les personnages: une lumière qu'on ne saurait cerner par analyse, qui unit les époques (mythologie antique revivifiée, commedia qui stimule, empêchant toute pesanteur, réflexion moderne devant des plans de dramaturgie qui glissent les uns sur les autres). Ce qui appartient indissolublement à Hofmansthal et Strauss est clarifié sans simplification: la leçon de sociologie appliquée aux arts, la douleur de l'abandon amoureux, les connivences tendres et passionnées du créateur et de ses créatures. Les interprètes ont une qualité admirable, et les spectateurs des différents âges de l'Opéra lyonnais retrouvent les échos des moments parfaits où ils découvrirent Kiri Te Kanawa puis Anne-Sofie von Otter…On n'oubliera pas, plus particulièrement
, Laura Aikin, qui danse à tous les sens du terme un personnage fascinant, Christine Brewer et Katharine Goldner. Ce qu'a demandé à tous le metteur en scène Gunter Kramer
est de grande lisibilité, avec un 1er
acte très naturellement et apparemment désordonné – les instrumentistes eux-mêmes semblent ravis de leur situation exposée, coeur battant du débat sur la fonction du théâtre, sur l'être et l'apparaître. Le second temps – qui se clôt sur d'assez magiques images de rêve ralenti et balancé, un bel adieu à l'histoire – est parfois alourdi de quelques clins d'œil actualisés (les masques) qui dépoétisent le propos d'un des plus beaux spectacles que nous ait offerts l'Opéra. (11 mars)
Et trois voyages Certains auront pu compléter la visite des qualités musiciennes de l'Orchestre et de son chef par les "sonorités opposées" (mais complémentaires) de deux solistes dont l'un
chantait Bacchus dans Ariane, l'étonnamment éloquent Howard Haskin, et l'autre apparaissait, image vocale toute de gravité, la contralto Daniela Denschlag. C'était une version hautement inspirée du Chant
de la Terre, de Mahler, et telle qu'on voudrait la voir enregistrée comme nouvelle carte de visite pour l'O.O.L….(28 février). Plus discrètement, à la belle heure des dimanches où l'on se sent disponible d'esprit et
d'âme, il y eut aussi l'aventure schubertienne du Chant du Cygne, Paul Gay
(autre protagoniste d'Ariane) incarnant le tragique des lieder (surtout ceux de Heine). Et lui formait avec son pianiste le délicat et rêveur Antoine Palloc une sorte de double resurgi du romantisme, au temps où le grand chanteur Vogel créait les partitions que leur auteur accompagnait au clavier…(3 mars).
Bien sûr, on s'en voudrait de sembler oublier le sublime si collectivement soudé du Quatuor Berg. Mais que dire hâtivement, ou qui ne soit pléonasme de la perfection, sur cet équilibre magique?
L'expérimental presque aride d'un Mozart quasi-méconnu (K.575) ouvrait sur étrangetés et douleurs de l'autoportrait à la Chostakovitch (7ème) et rayonnait sur l'autre beauté en conquête des territoires
sonores par Beethoven (9ème,op.59/3). Plus tard, les spectateurs de toutes générations pourront dire: nous y étions, et chaque visite des Berg aura marqué la "chasse au bonheur" de tous ceux qui tiennent les
très grands concerts pour une part essentielle de la vie. (23 février) |